On se lève tous pour la Belette
Lorsqu'on est enceinte, le rapport au monde qui nous entoure se modifie. Enfin, le monde qui nous entoure doit changer son rapport envers nous. Du moins, en théorie.
Hier, je me suis rendue à la billetterie de la Fnac : une quinzaine de personnes avaient eu la même idée au même instant.
Qu'à cela ne tienne, je suis enceinte, je pointe mon museau directement à la suite d'une mamie qui prend des places pour Eurodisney (elle demande si elle peut choisir l'endroit où elle sera assise, euh c'est-à-dire que c'est pas Bobino ma cocotte, à Eurodisney on s'assoit pas, on marche, on attend, et on achète des merdes).
Soudain, on touche mon épaule :
- C'est ICI la queue (c'est un mec d'une trentaine d'années qui semble intervenir au nom de toute la file)
- Ecoute, t'es mignon, j'accouche dans 10 minutes, et toi c'est prévu pour quand?
- Ah j'avais pas vu, désolé (il mate grave mon manteau pour voir si je pipeaute)
Finalement, je me retrouve au guichet. Le vendeur me toise :
- Vous êtes au courant que vous devez faire la queue?
- Putain bouffon. Ya écrit Prioritaire en gros sur ta caisse, et je suis enceinte, cf mon ventre qui met entre toi et moi une distance de 4 mètres.
Il se met sur la pointe des pieds et se penche pour vérifier.
J'ai horreur qu'on mette en cause mon savoir-vivre. Je dis :
- ça me fatigue.
- D'être enceinte ? (oui, voilà, parce que les hormones, l'absence de nounou et tout et tout, vous comprenez... ). NAN ce qui me fatigue, c'est d'être insultée toutes les 2 minutes depuis que j'ai mis un pied à la billetterie de la Fnac.
Je vous épargne le débat sur le fait que je venais récupérer des billets sans papier d'identité (mais avec ma carte Fnac, la réf de la transaction et la carte bleue ayant servi à l'achat). Je dis que le mail n'indiquait pas qu'il fallait un papier d'identité.
Il me prend de haut avec exaspération - Ecoutez, on va pas commencer à débattre de ça maintenant (il sous-entend que si, c'était marqué, et que je suis définitivement une sale embrouilleuse qui ment et grille les queues).
(Bon, trop tard, je finis l'histoire, je sens que ça vous passionne)
Je dis que j'ai parcouru tout Paris pour récupérer ces fucking places (faux, mais quitte à être prise pour une menteuse, autant mentir), que c'était pas marqué sur le mail (vrai, enfin je sais plus...), que je n'ai pas le droit de multiplier les trajets (faux), etc.
Il m'a donné les places, il s'est dit quelle conne et moi je me suis dit quel con.
Heureusement, mon aspect baleinien me confère aussi quelques avantages dont je jouis sans lésiner.
J'adore entrer dans le métro ou le bus, voir les gens se regarder pour savoir qui me laissera la place.
Ce sentiment de respect et de déférence à mon égard, je compte le conserver.
J'arrive quelque part, on se lève pour moi en signe de vénération : j'aime.
J'aime aussi me poster devant quelqu'un qui a fait semblant de ne pas remarquer que j'étais enceinte, attendre qu'il lève le regard, et se sente obligé de se lever. Cela me donne une certaine forme d'autorité que je compte également conserver (j'étudie la question du comment).
J'aime faire la queue au cinéma ou chez Nespresso, et qu'un vendeur vienne me chercher dans la queue pour me faire passer avant tout le monde.
J'aime dire à quelqu'un "Non, c'est bon, allez-y" (je suis trop sympa, ouverte, généreuse, altruiste, humble, attentionnée... comme meuf), et patienter 30 secondes de plus juste pour le laisser passer, alors que je pourrais abuser honteusement de mon statut ventru.
Enfin, plus que tout, c'est mon marido qui aime quand je suis enceinte. Il peut ainsi m'utiliser à volonté ("Excusez-moi, ma femme est enceinte"...), avec parfois (tout le temps? Mais non...) quelques petits abus (une seule personne devant nous, trois secondes d'attente dans une boulangerie, ou bien on est dans un endroit où je peux m'assoir et lui peut faire la queue tranquillement).
Curieusement, cette conscience d'être avec une femme enceinte disparaît une fois franchie la porte de la maison où je redeviens capable de tout faire.
Dans certains cas, être enceinte conduit à certaines situations... gênantes.
L'autre jour, une fille avec qui je venais de discuter pendant 2 heures me demande :
- T'es enceinte de combien?
- 7 mois, et toi?
- Je ne suis pas enceinte.
(bien bien, je sens qu'une amitié est née) (je croyais qu'elle était enceinte de plus que moi, j'ai même jamais été aussi sûre de quelque chose de toute ma vie)
Parfois, aussi, et c'est sans doute le plus dur, on n'a plus ce sentiment d'être extraordinaire.
Chez le gynéco, par exemple. Une femme enceinte parmi d'autres (enfin, c'est pas tous les jours qu'on croise une belette dans une salle d'attente).
Ou au laboratoire d'analyses ce matin. Une dizaine de femmes enceintes devant moi. Inutile de dire que j'avais beau user de mon autorité naturelle, de mon regard qui fait se lever et de mon aura intersidérale (oui, tout en même temps,, je suis comme ça), je suis restée debout comme tout le monde.
Tout ça pour dire qu'après avoir goûté le statut de Vip, je ne peux dorénavant plus accepter d'être une personne comme une autre.
En tant que MAITRE-IMPOSTEUR, j'étudie toutes les possibilités d'être considérée comme EXCEPTIONNELLE SANS L'ETRE. Et sans avoir de contractions.