Seuls les gens exceptionnels lisent aux toilettes
C'était dur, mais ça valait le coup. Je suis en passe d'obtenir une promotion au CNRS et de prendre la direction du pôle Recherches cruciales pour l'humanité, le plus prisé sans vouloir me la raconter, et ce grâce à mon Etude puissante et intense sur "Les chiottes : le seul endroit où on peut lire tranquille, finalement?".
Durant toutes ces semaines où j'ai vécu dans un univers désincarné de graphiques, statistiques, données chiffrées, j'ai été sauvée, n'ayons pas peur des mots, par l'enthousiasme qu'a soulevé ma recherche parmi mes pairs (pas "mes pères", je n'en ai qu'un).
De confidences en sourires reconnaissants, j'avais trouvé LE sujet fédérateur, celui dont personne n'avait osé parler jusqu'ici, alors qu'il révèle tant de nous-mêmes.
Pas une personne croisée sans un "Ah ouais, alors, moi aux chiottes, tu vois, je lis comme un malade" ou un "Je voulais te dire, je n'aime pas du tout les gens qui lisent aux toilettes, ça me rend dingue".
Je n'existais plus pour mes connaissances que parce qu'elles allaient pouvoir s'épancher sur tout ce que les chiottes pouvaient catalyser chez elles. Pas un ça va, alors la nounou t'en es où, rien.
Juste ça :
SALUT, ALORS, MOI, AUX TOILETTES...
J'étais devenue le confesseur, mais un confesseur moyennement fiable puisque je m'apprête à tout répéter publiquement (et de façon hyper intelligente) (je suis au CNRS, merde).
Quel est le résultat de l'étude?
- 84 % des humains (lisant mon blog) lisent aux toilettes.
12% ne lisent pas (aux toilettes).
4 %, ceux que j'appelle scientifiquement les "petits malins", considèrent qu'ils sont "purs esprits" ou "mi-princesse mi-fée" et qu'à ce titre, ils ne lisent pas aux toilettes (comme Jack Bauer dans 24H chrono, ils ne vont jamais aux toilettes).
- L'idée reçue selon laquelle "Seuls les hommes lisent aux toilettes" a été violemment balayée par un score de femmes au moins égal.
Aux toilettes, on n'est plus un homme ou une femme, on est quelqu'un livré à lui-même.
- Parmi les phénomènes saillants, nous retiendrons notamment le fait qu'un grand nombre de je lis aux toilettes est totalement contre le fait que les autres fassent la même chose.
Après analyse, nous expliquerons cela par un mécanisme assez rôdé de je fais ce que je veux quand je veux, et quand j'ai envie d'aller aux toilettes, je ne veux pas qu'un bouffon me fasse attendre des plombes parce qu'il finit de lire la notice du détartrant.
Celui qui lit aux toilettes pense qu'il a tous les droits (d'être un bouffon aussi) et s'estime toujours VIP des chiottes (c'est moi, je peux pas attendre, MAINTENANT TU SORS).
- Mais, pourquoi lisez-vous aux toilettes? ai-je demandé dans l'appendice préambulatoire de mon étude, après avoir longuement évalué quelle serait la meillure tournure (la plus scientifique).
Les réponses :
* un moment de "recueillement privilégié" (Quoi, Arthur sort avec Laeticia Hallyday?)
* "ça me détend" (oui, tout le monde s'y détend)
* "c'est dans mes gènes" (confirmé chez moi, mais Stiop, par exemple, allez je balance, nous apprend qu'il lutte contre le pro-chiottisme de ses enfants)
* "seul moyen que j'ai trouvé de m'isoler tout en restant chez moi" (ouais, grave, annotation du Directeur de Recherche)
* "c'est pratique quand je m'ennuie chez des gens, même si je passe pour une fille au transit difficile" (ouais, grave, le Directeur de Recherche est tout content de mener cette étude)
- Et que lisez-vous aux toilettes? (pour ceux qui lisent, parce qu'aux autres, j'ai réfléchi et j'ai décidé de ne pas poser la question) (au début de ma carrière, je n'avais pas cette fermeté du raisonnement)
* grand nombre d'items liés à la littérature enfantine. Aux chiottes, on lit Tchoupi, Pomme d'Api. Aux chiottes, j'ai 4 ans et je sais déjà lire.
* presse féminine, presse people (c'est un mec qui a répondu ça) (j'aurais pu répondre la même chose) (ah, c'était mon frère, oui, il y a quelque chose de génétique dans la relation aux chiottes)(étude brillante)(scoop paru dans Science)
* programme TV (réponse obsolète, j'ai pas lu Télé 7 Jours depuis 27 ans, quelqu'un achète encore le programme télé?), mais je rends ici hommage à la star (déchue mais) incontestée des toilettes
* carte du monde. Oui, Toinette, c'est considéré comme de la lecture, en tout cas par moi, c'est le seul moment où je peux apprendre que la Belgique est à droite de la France (et l'oublier jusqu'à mon passage suivant).
* livre en cours, surtout si c'est un polar. Item qui fait polémique, un livre en cours a-t-il droit de cité aux chiottes ou bien doit-on considérer qu'il y a une littérature de chiottes?
* des dictionnaires (une idée très intéressante, mais c'est hyper lourd sur des genoux, non?). Ce principe de "littérature présentée sous forme fragmentée" est fortement plébiscitée, surtout en cas de "juste pipi"
* mots croisés (certains ont évoqué des "grilles participatives", chaque occupant remplit ses mots) (dommage pour le dernier qui va rester 8 heures pour trouver ce que tout le monde a laissé tomber à cause de la difficulté)
* Comment chier dans les bois, quelqu'un a indiqué cet ouvrage que je ne compte pas acheter car j'ai ma petite idée sur la question (éviter les branches pointues, les hiboux endormis par terre, et surtout, veiller à ne pas être pris en photo)
* un livre de Marguerite Duras "parce qu'elle me fait vraiment chier" a indiqué un participant pragmatique
* grande évolution contemporaine, les smartphones sont entrés dans les toilettes (et sortis, en ce qui me concerne), ce qui est symptômatique de plein de trucs sur lesquels je ne m'étendrai pas (déjà que j'ai révélé l'histoire du génétique) (Science interdit deux publications la même semaine). On lit ses mails, on joue, on passe des coups de fil...
* la notice des produits d'entretien : cet item a été le début d'une grande histoire d'amour entre Jimidi et la Renarde, deux lecteurs qui se sont découvert ce sublime point commun.
Je livre ici une partie du commentaire de la Renarde, parce que je crois n'avoir jamais été aussi fière d'être son amie (et pourtant, j'en ai des motifs de fierté d'être amie avec la Renarde) (je vous raconterai un jour sa notion du "on partage?" au restaurant).
"Aux toilettes je lis donc, dans leur intégralité, les notices des produits d'entretien ou le descriptif du PQ. Non pas le mode d'emploi mais les divers commentaires sur la composition et les éventuels dangers, et ce dans toutes les langues.
Si j'ai du temps devant moi je vais jusqu'à rechercher des traductions par déduction, avec une préférence pour
les langues composées essentiellement de consonnes.
C'est ainsi que je peux conclure à l'issue d'une séance que "désinfectant" se dit bakteriobójcz en
polonais.
J'arrête la lecture quand j'ai des fourmis dans les pieds.
A la séance suivante, je reprendrai le même Canard WC. Je ne m'en lasse jamais. C'est comme les Grands Classiques, on peut les relire plusieurs fois."
- Et vous, qui êtes très minoritaires (celui qui lit aux toilettes est beaucoup plus intolérant envers celui qui ne lit pas) (il culpabilise), pourquoi ne lisez-vous donc pas aux toilettes?
* pas confortable ni agréable (le directeur de recherches est stupéfait)
* je suis toujours trop pressée (le directeur de recherches lui n'a rien à foutre de ses journées)
* c'est pas bon pour le fondement (faux, les fondements des lecteurs sont en pleine forme)
* mes toilettes ne sont pas chauffées (le directeur de recherche kiffe cette réponse, car même lui ne lirait pas dans des toilettes gelées)
Voici dans les grandes lignes, et de façon extrêmement vulgarisée pour que vous puissiez comprendre (ah, le jargon du directeur de recherche), le bilan de cette étude qui a montré
1) qu'il n'y avait aucune raison valable de ne pas vouloir lire aux toilettes, espace de tranquillité par excellence, hormis l'absence de chauffage
2) que c'est finalement seulement aux toilettes qu'on lit pour certains, reconnaissons-le
3) que les chiottes sont capables de sacraliser n'importe quel objet imprimé, pourvu qu'il nous occupe l'esprit le temps d'un pipi voire beaucoup plus (on perd beaucoup à ne pas lire la notice du Canard WC)
4) qu'une communauté de lecteurs aux chiottes existe et qu'elle transcende tout. Ce devrait être la première question sur Meetic. "Salut, je lis aux chiottes, et toi?".
5) que l'humanité avance avec ses chiottes, qu'on le veuille ou non
6) (elle est dingue cette étude) que dans littérature de chiottes, il y a "plaisir intellectuel", et ça, oui, c'est ça que ceux qui lisent aux toilettes recherchent, parce qu'ils ne peuvent supporter l'idée dene pas utiliser leur cerveau ne serait-ce que 20 secondes (temps moyen d'un pipi)
J'ai déjà passé les premières étapes avec succès, j'attends d'une minute à l'autre le résultat des délibérations pour le Nobel (de sociologie des comportements discrets).
J'essaie d'expliquer à ma mère que c'est mieux que le Nobel de la Paix.
Elle est d'accord (cf mon ADN).
Merci à tous, cette étude n'aurait pas vu le jour sans vous.