Auschwitz 2013
Avertissement : ce billet a été rédigé quelques heures après une journée passée sur les camps de concentration et d'extermination d'Auschwitz-Birkenau. Il s'agit d'un ressenti très personnel dont je suis la seule à pouvoir juger s'il a sa place ici. La Belette m'a autorisée à occuper son espace le temps d'un billet (elle n'en finit plus de brosser sa moustache)(saoulante) et je l'en remercie car je n'avais pas où m'exprimer sinon. Vous la retrouverez bientôt et elle a plein de trucs à vous dire.
J'ai 35 ans, un mari, deux enfants, je vis au coeur de Paris et je porte un nom de famille juif.
Je n'ai jamais eu à subir directement d'atteintes à caractère antisémite, excepté des remarques dont les locuteurs ont toujours pris soin de préciser qu'elles ne me visaient pas, moi. Je n'ai jamais imputé au fait que je sois juive quelque comportement "déplaisant" que ce soit.
Je vis comme tout le monde.
J'ai vu de très nombreux films, témoignages, reportages, j'ai lu des livres, des fictions, des essais, je suis allée à des conférences sur la Shoah, j'ai visité les camps d'internement français. J'ai discuté avec plusieurs anciens déportés.
Ces hommes et ces femmes auxquels j'ai posé des questions en face à face ont côtoyé les SS en face à face.
Une même vie humaine a pu connaître la Solution Finale et la révolution numérique.
Malgré toutes les images et les récits, malgré les chiffres et les faits, cette terrifiante accumulation de faits, une partie de moi n'a jamais accepté de réaliser.
Comment, au coeur d'une des civilisations occidentales les plus avancées, nourrie des plus grands philosophes, il y a une poignée d'années, tout cela a-t-il été possible?
Des éléments m'ont plongé la tête dans l'Histoire. Sur une liste d'enfants déportés à Dachau, j'ai découvert un homonyme. Une photo de jeune femme à la sortie d'un funeste wagon ressemblait trait pour trait à ma mère. L'année dernière, lors d'un week end à Berlin, j'ai été marquée par un cliché dans un musée : une foule marchant, chargée de valises, sur la rue que j'empruntais l'après-midi même en sortant de mon hôtel écolo-bobo. La foule se dirigeait vers son convoi, j'allais, avec mon mari, chercher des bricoles vintage avant de partir à la recherche d'"un petit brunch sympa".
Il y a soixante neuf-ans. L'année dernière.
Après avoir eu ma fille aînée qui a aujourd'hui 4 ans, j'ai vu La rafle au cinéma. La scène où les enfants sont arrachés à leurs parents a provoqué chez moi un retentissement démultiplié.
Mon esprit a déconnecté à peine le processus d'identification enclenché. Cette scène ailleurs que dans un film n'était pas humainement concevable.
J'ai souhaité, ainsi que mon mari, aller là-bas, là où cela a eu lieu. Pour réaliser. Parce que des survivants vivent encore. Pour réaliser, voir, rendre concret.
Dimanche 20 janvier 2013, je suis allée en avion à Auschwitz-Birkenau.
Le 20 janvier 1944, d'autres Juifs français faisaient le même voyage.
Ou presque.
On nous avait prévenus que là-bas, il fait atrocement froid, prenez des polaires, mets trois paires de gants, n'oublie pas de mettre des chaussettes épaisses sous tes bottes fourrées. Ma mère n'a eu de cesse que j'aie chaud, là-bas. Tu auras froid, de toute façon.
Samedi 4h30 du matin. On quitte notre appartement pour rejoindre l'aéroport. A 10H00, dans le car qui nous conduit de Cracovie ("J'aurais jamais cru que j'irais un jour à Cracovie, la vérité" a déclaré ma voisine de derrière à sa fille) aux camps, je m'endors pendant que la guide raconte l'histoire de la Pologne.
"Voilà, nous arrivons à Auschwitz, regardez les rails, là-bas".
Je n'ai plus sommeil. Je ne loupe pas une miette de rail.
En fait, si, je loupe tout, on ne distingue plus très bien les rails. Je ne sais même pas s'ils sont toujours là.
Nous sommes maintenant à quelques mètres du camp.
Des maisons ont été construites là par des Polonais après la guerre.
Ah.
Un ami m'indique que lorsqu'il est venu, il y a quelques années, des bras d'honneur ont accueilli son groupe.
Ah.
On entre dans Auschwitz II comme dans un moulin.
Euh, c'est sûr que c'est là? Ya pas un truc genre solennel, un grand monument du souvenir, des gens qui surveillent l'entrée, une certaine forme de sécurité? Quelqu'un peut rentrer, taguer, mettre une bombe?
Genre on s'en fout?
Ah.
La guide attire notre attention sur l'immensité des lieux.
Nous sommes là où avait lieu la sélection. Les SS fumaient en désignant qui à gauche, qui à droite. A droite, vous allez prendre une douche. A gauche, vous allez travailler, le travail rend libre.
25 % de ceux qui avaient la chance d'arriver avaient la chance de pouvoir travailler. La notion de chance a évolué, depuis.
75% directement dans la file de droite.
Sélection, manipulation, injures, mensonge, violence, humiliation, torture, injustice. La face la plus obscure de l'humanité concentrée en ces lieux où nous étions réunis hier.
Mais des lieux désertés. Juste le froid, la neige, quelques bâtiments, des bouts de rails et des salles reconstituées. Le peu qui n'a pas été détruit par les Nazis a échappé de justesse et grâce à des interventions étrangères à la destruction totale par un pays peu enclin à se souvenir de tout, semble-t-il.
Je me concentre pour repeupler le silence de toutes ces vies qui sont passées par-là. Ce rail, je lui rends ses wagons. Ce bout de terre, je fais appel à toutes les séquences et photos que j'ai vues auparavant pour lui ôter sa banalité.
Les miradors sont comme des cabanes haut perchées.
La guide raconte, informe, décrit, l'horreur, encore, encore, mais c'est toujours dur de réaliser.
Je me surprends à dire "Heureusement qu'il fait froid".
Le froid en cet instant est ce qui nous lie à eux.
J'ôte quelques secondes mes gants pour prendre des photos. Je les remets aussitôt, mes doigts sont gelés et douloureux. Déjà.
Mais comment faisaient-ils pour survivre plus de quelques jours, en maigres tissus, pieds nus dans des sabots, travaillant dans la souffrance et sous-alimentés?
Peu survivait.
Je regarde les barbelés. Ils ont dû tellement les regarder, eux aussi.
Les chambres à gaz ici ont été détruites, mais nous voyons les escaliers qui descendaient aux vestiaires.
Enfin, la notion de vestiaire a, elle aussi, évolué.
La guide raconte les dernières minutes des personnes ayant subi ce sort. Là encore, mon esprit tente de déconnecter. Ce n'est pas supportable, même à distance, même mentalement. Ce n'est pas supportable.
A côté du petit monument commémoratif, quelques plaques en différentes langues rappellent sobrement qu'il ne faut pas oublier ce qu'il s'est passé ici et que toutes ces larmes doivent servir d'avertissement aux générations futures (générations futures qui n'ont pas toutes compris le message, d'autres génocides ont eu lieu depuis et peuvent encore avoir lieu). Ce site fut celui du plus grand génocide de tous les temps, hein, quelques plaques, c'est le minimum, non? (la sobriété et le minimalisme, c'est bien, mais je sais pas, mettre à cet endroit tous les noms des personnes qui sont parties ici, oui, une par une, c'était une idée, non?).
Dans le froid et le silence, nous écoutons la prière pour les Morts, puis un membre de notre groupe entonne à voix basse une douce chanson d'espoir. Il me semble entendre d'autres voix se joindre à nous.
Minute de silence.
Nous repartons, nous sommes en retard pour la suite du programme et n'avons pas le temps de visiter les baraquements, ce que je regrette. J'avais beaucoup de questions à poser sur la vie quotidienne.
Nous sommes tous affamés et dévorons notre repas dans le car. Il faut dire qu'on n'a pas mangé depuis 8 ou 9h et on est très fatigués. Déjà.
L'après-midi, Auschwitz I.
Là, les "travailleurs" restaient des heures dans le froid pour l'appel, ici, on pendait les récalcitrants, nous entrons à présent dans "l'hôpital" où l'on éliminait directement les malades via une piqûre. Regardez, c'est le "mur d'exécution". A droite, le bloc où les punitions les plus strictes étaient administrées. Dans ce bâtiment, Mengele et d'autres "médecins" pratiquaient tranquillement leurs expériences, pour stériliser les femmes ou (je ne peux répéter la suite). Les couches d'horreur se superposent et coexistent. Elles ont toutes eu lieu.
Nous entrons dans le musée. Le récit se poursuit, des photos, des destins racontés. Une carte d'Europe. Des courriers administratifs.
Et puis.
Un haut le coeur me prend violemment sans que je m'y attende, j'étais en train d'écouter la description des pays concernés par l'horreur.
Face à moi, des montagnes de lunettes.
Des monticules de cheveux.
Des dents en or, des jambes de bois.
Des brosses, des miroirs, des poudriers par milliers.
Des chaussures entassées à perte de vue.
Des vêtements de bébé.
Derrière chaque objet, une vie.
Et ce sont toutes ces vies qui surgissent devant moi sur le lieu même qui les a vues s'éteindre.
Coucou, j'ai deux ans et j'adore jouer au ballon, tu viens jouer avec moi?
Bonjour, je ne sais plus où j'ai mis mon livre sur les voyages, j'adore les voyages, vous l'avez vu?
Mon poudrier, c'est mon préféré que j'ai pris avec moi, c'est la couleur qui me rend la plus belle!
Hier soir, on a repris l'avion après un petit tour au duty free et quelques parties de ruzzle, c'est vraiment addictif ce jeu.
Un instant, on a craint que l'avion ne parte pas à cause de la neige.
Attends, plutôt mourir que de passer la nuit ici.
Finalement, on s'est envolé.
Dans l'avion, j'ai repensé à ce que m'avait dit un jour un de ces hommes tatoués d'un numéro indélébile.
"Mais l'ambiance devait être terrible, là-bas"? lui avais-je demandé.
"Mais non, on riait pas mal, figure-toi, on s'était fait notre petit monde, il fallait bien".
Nous aussi, hier, on a dit pas mal de conneries.
Mais comment ils faisaient sans Internet?
Ils devaient grave cailler sans Uggs.
Ils ont pratiqué à Auschwitz toutes les formes d'humour. Et surtout, l'humour juif, celui qui, par le biais de l'auto-dérision, met en lumière l'absurdité de la condition humaine tout en la rendant plus supportable.
La dérision peut aider à être soi et à accepter le monde qui nous entoure.
Chacun sa façon de s'aider à exister. C'est aussi la mienne, en 2013.
Ce billet est dédié à toutes ces vies.